Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
 Haiti-Refondation.org

Le «président-chanteur» réveille les démons politiques

21 Mai 2012, 06:32am

Publié par haiti-refondation-org

Haïti : le «président-chanteur» réveille les démons politiques

BIDONVILLE.jpg2.jpg

Un jeune homme court sous la pluie dans le centre-ville de Port-au-Prince, Haïti, le 11 mai 2012. (Photo Allison Shelley pour Liberation)

Instabilité et corruption menacent toujours un pays meurtri par le séisme de 2010.

Par FABRICE ROUSSELOT Envoyé spécial à Port-au-Prince (Haïti)

Au cœur de la ville, la majorité des tentes a disparu. Comme un symbole, le Champ-de-Mars, la plus grande place de la capitale, Port-au-Prince, juste à côté du palais présidentiel toujours éventré, essaie de retrouver un semblant de normalité. Toutefois, pour ceux qui vivent encore sous les bâches, entre détritus et gravats, la réalité est toujours la même. «Oui, plein de gens sont partis parce que le président Martelly leur a donné de l’argent, lâche Jean-Pierre, 22 ans. Mais il n’y en avait pas pour tout le monde. Moi, je suis ici depuis le tremblement de terre. Je n’ai plus rien. Je ne crois plus aux promesses et surtout pas à celles des politiciens.»

Plaie. Un an jour pour jour après l’investiture de son «président-chanteur», Haïti n’a pas le cœur à la fête. Candidat populaire et populiste, élu sur la promesse d’un vaste changement dans le sillage dévastateur du séisme de janvier 2010, Michel Martelly, l’ancienne star du compas, la version haïtienne du hip-hop, n’a pas vraiment convaincu. Son enthousiasme naturel n’a pas suffi à faire bouger grand-chose, et certains s’inquiètent de voir le pays retomber dans ses pires travers, entre instabilité et crises à répétition. Avec un parti ne disposant que de trois sièges de députés, le Président a dû batailler près de cinq mois pour désigner un chef de gouvernement, Garry Conille, avant que ce dernier ne démissionne en février. Début mai, «Sweet Micky», comme on l’appelait du temps de ses concerts, a proposé un nouveau candidat, qui est aussi l’un de ses proches, Laurent Lamothe. Mais le Parlement n’a toujours pas ratifié sa déclaration de politique générale. «Nous sommes face à un vide politique dangereux, assure Marvel Dandin, le directeur de Kiskeya, l’une des radios du pays. Il n’y a pas de gouvernance et l’Etat est aux abonnés absents. Cela ne peut pas continuer comme cela. D’autant qu’il y a toutes les affaires…»

En douze mois d’exercice, Martelly n’a ainsi pas pu éviter deux des plaies historiques de la politique haïtienne : scandale et corruption. Dans un premier temps, le Président s’est vu accuser d’avoir la double nationalité et de posséder un passeport américain, ce qui est interdit par la Constitution haïtienne. Surtout, il s’est retrouvé au cœur d’une affaire de pots-de-vin : la presse a assuré que le nouveau chef de l’Etat avait reçu 2,5 millions de dollars (1,95 million d’euros) pour financer sa campagne présidentielle de la part d’un sénateur de République dominicaine, en échange de contrats pour la reconstruction. Martelly nie les accusations dans son interview à Libération (lire ci-contre), mais beaucoup d’Haïtiens restent sceptiques. «Pour moi, il n’y a aucun doute, on parle bien d’argent sale, affirme l’historien Michel Soukar. J’ai été le premier à dénoncer ces contrats frauduleux. Et c’est d’ailleurs à cause de ces problèmes que le Premier ministre Conille a choisi de partir.»

Tentation. Dans ce climat délicat, le dossier de l’aide internationale semble lui aussi piétiner. Même si les diplomates étrangers estiment que Martelly «essaie de faire bouger les choses», ils précisent aussitôt que la reconstruction avance peu, faute d’interlocuteur stable. «A ce jour, l’aide internationale représente environ 60% du budget de l’Etat haïtien, précise l’ambassadeur de France, Didier Le Bret, mais ce budget a du mal à être exécuté et cela a un impact sur la croissance du pays.»

Dans le centre-ville, la «rue des Miracles» porte mal son nom. Sur le trottoir, des jeunes proposent pour quelques dollars d’installer des logiciels piratés sur les téléphones portables. Baptiste, 26 ans, a voté Martelly, mais dit «ne plus savoir trop quoi penser». «Je suis déçu, concède-t-il, pour nous, il n’y a pas d’avenir. Nous sommes la génération sacrifiée du séisme. Et le Président gesticule dans le vide.» Pour nombre d’Haïtiens, Michel Martelly s’est trop isolé, et a n’a pas su résister à la tentation de s’accaparer tous les pouvoirs. Certains ont sursauté aussi quand il a annoncé son intention de reconstituer l’armée, liée aux pires heures de l’histoire récente du pays et dissoute en 1995. Depuis, des anciens militaires se sont regroupés dans des casernes en lui demandant de «tenir ses promesses».

«Mafieuse». Le fait, en outre, que le Président se soit entouré d’ex-partisans du dictateur Jean-Claude Duvalier, dont il est proche et qui vit en Haïti en toute impunité depuis janvier 2011, ne rassure personne. «C’est ce qu’on appelle la malédiction haïtienne, poursuit Michel Soukar. Personne ne peut gouverner ici sans appartenir à des clans qui ont des liens avec la bourgeoisie mafieuse qui domine ce pays depuis plusieurs décennies.»

Ce jour-là, le président Martelly s’est déplacé à Petionville, au nord de Port-au-Prince, pour inaugurer les locaux de l’organisation nationale des assurances, qui lance un programme de microcrédit. Malgré la chaleur, il n’a aucun mal à faire valoir ses talents de tribun et à relancer son slogan de campagne : «Victoire au peuple.» Au moment de partir, il ne peut s’empêcher de s’installer au synthétiseur et de faire chanter la chorale. «Il ne faut pas croire tout ce que dit la presse, assure dehors l’un de ses supporteurs. Martelly va nous tirer d’affaire. C’est un super président, et en plus il chante très bien.»

Photos Allison Shelley

Journal Libération 14 mai 2012 à 20:06

Commenter cet article