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 Haiti-Refondation.org

LES DÉÇUS D'ARISTIDE

2 Novembre 2018, 04:16am

Publié par haiti-refondation-org

LES DÉÇUS D'ARISTIDE

LE MONDE 

C'est un café de Paris, à deux pas du jardin du Luxembourg. Un café où se retrouvent, chaque samedi, quelques-uns des 30 000 Haïtiens de France métropolitaine. Leur réunion tient du rituel, voire de la messe hebdomadaire, tant ces paroissiens-là sont fidèles au rendez-vous. Eté comme hiver, à l'heure du thé, certains viennent depuis trente ans. Il y a là un professeur de maths (Paul Baron), un médecin (Daniel Talleyrand), un ancien diplomate (Pierre Edugène), et quelques autres, de sensibilités politiques diverses. De samedi en samedi, l'auditoire varie, mais pas l'esprit : des heures durant, dans les rires et les apostrophes de discussions sans fin, on refait le monde et Haïti. Surtout Haïti.
Il y a encore une dizaine d'années, le seul fait de prononcer ici le nom de Jean-Bertrand Aristide, le "prêtre des bidonvilles" devenu président, aurait suscité des commentaires favorables. A Paris comme à Port-au-Prince, le très populaire "Titide" incarnait l'espoir d'une vie meilleure dans ce pays aussi misérable que complexe. "Il symbolisait la lutte des pauvres", se souvient M. Baron. "Le Palais des congrès avait fait le plein pour sa venue à Paris", rappelle M. Talleyrand. Le Père Aristide, anti-impérialiste déclaré, présentait alors un profil de messie pour un peuple soumis pendant trente ans (1956-1986) à la dictature des Duvalier père et fils, puis à celle des militaires (1986-1990). Sa qualité de prêtre constituait un gage de moralité. Et son destin était de ceux qui forcent l'admiration...
Le 16 décembre 1990, après des années de lutte, il est élu à la présidence. Ses promesses de justice sociale séduisent le peuple. Beaucoup moins l'armée : dès septembre 1991, un coup d'Etat militaire l'oblige à fuir. Aux Etats-Unis, où il s'exile, les élus noirs du Congrès et diverses personnalités (le pasteur Jesse Jackson, le sénateur Ted Kennedy...) se prennent de passion pour sa cause. L'administration Clinton, arrivée au pouvoir fin 1992, sera tout aussi enthousiaste.
A la même époque, des intellectuels haïtiens établis en France signent des appels en sa faveur. Parmi eux, le cinéaste Raoul Peck, les écrivains Jean Métellus et René Depestre... Le phénomène ignore les clivages politiques. "Comme beaucoup d'autres, j'y ai cru, je me disais qu'il réussirait à équilibrer le poids excessif des milieux d'affaires", témoigne Franz Merceron, ancien ministre de l'économie (1982-1985). Il faut dire que "Titide" a du charisme, des dons d'orateur, le verbe imagé et révolté des hommes de conviction. En France, Le Monde et davantage encore Le Monde diplomatique - filiale du groupe Le Monde, autonome éditorialement - soulignent son aura de leader tiers-mondiste. Bien que le PC et le PS gardent leurs distances, toute une frange de la gauche tombe sous le charme. Bernard Kouchner, l'ancien évêque Jacques Gaillot et surtout Danielle Mitterrand affichent leur soutien. Quitte à placer le PS en porte-à-faux, l'épouse du président français restera longtemps l'amie de "Titide".
La période d'exil va durer trois ans. Le 19 septembre 1994, une intervention militaire américaine ouvre la voie d'un retour triomphal à Port-au-Prince. Porté par son mouvement, la Famille Lavalas (avalanche, en créole), M. Aristide récupère son poste de président. Haïti découvre un nouveau "Titide", métamorphosé par son passage aux Etats-Unis. Après avoir renoncé à la prêtrise en 1994, il épousera, deux ans plus tard, une avocate américano-haïtienne. Ce retour, assorti de l'aide financière internationale, apparaît comme une occasion unique de sauver le pays. Las ! Haïti, au contraire, continue de sombrer dans la misère et la violence.
LES DÉÇUS D'ARISTIDE

En février 1996, la stricte application de la Constitution haïtienne empêche M. Aristide de briguer un nouveau mandat. Il cède donc la place momentanément à René Préval, son plus proche collaborateur, qui présidera le pays pendant cinq ans. Cinq ans de crise politique et économique conclus, fin 2000, par le retour aux affaires de Jean-Bertrand Aristide. Depuis cette élection, contestée par l'opposition, le pays est toujours à l'agonie : l'économie est en ruine ; le trafic de cocaïne reste florissant ; des bandes de jeunes (les "chimères"), proches de la Famille Lavalas, font la loi dans les quartiers ; des journalistes sont assassinés ; certains policiers ont recours à la torture et aux exécutions sommaires pour éliminer les contestataires ; l'Institut français a été saccagé ; l'aide internationale est gelée en raison du chaos politique...

Quelle est la part de responsabilité du président dans cette dégradation ? N'est-il pas victime, comme tant d'autres, de la "malédiction" haïtienne ? La première hypothèse emporte la majorité des suffrages. Au fil des années, le vide s'est fait autour du "prophète". Qu'ils aient été aristidiens ou simples sympathisants, ses partisans d'hier cherchent dans leurs mémoires le signal qui, il y a un an, deux ans, dix ans, les a fait douter. L'un se souvient d'une réception à Paris, au cours de laquelle "Titide" aurait soudain levé les yeux et lancé : "Dieu me parle !" Un autre évoque les confidences de tel ou tel conseiller, au début des années 1990 : "Il n'accepte pas la contradiction", "On ne peut pas travailler avec lui"...
Les amis de la première heure se sont éloignés. Tous, ou presque, font leur mea culpa, à l'image du prêtre français Jean-Yves Urfié, fondateur du quotidien en créole Jounal Libèté : "J'avais des liens très forts avec lui. Aujourd'hui, je me confesse en public car il faut reconnaître le mal pour l'extirper. Davantage que l'homme, c'est le vide de sa pensée qui me déçoit. La dernière fois que j'ai voulu l'interviewer, en 1997, c'était une catastrophe intellectuelle. Il n'avait pas d'idées concernant Haïti. Son obsession semblait être de rester au pouvoir." Un autre religieux français, Gilles Danroc, auteur de plusieurs ouvrages sur ce pays, partage en partie cette analyse : "La déception se mesure à l'aune de l'espérance. A une époque, Aristide incarnait l'ange du bien face à la figure diabolisée de la dictature. En 1994-1995, il n'a pas pris les mesures que son formidable retour lui aurait permis de prendre. Au-delà de sa personne, c'est Haïti qu'il importe de comprendre. Or ce pays n'est plus lisible..."
Bien des Haïtiens accusent M. Aristide d'être un "mégalomane", prisonnier d'un discours "mystico-populiste". On s'indigne de son enrichissement, de ses costumes, de ses voitures... Certains voient en lui un calculateur hors pair qui aurait trompé son monde. D'autres mettent en cause l'exil (1990-1994) et l'influence néfaste des Américains, qui lui auraient donné le goût de l'argent et du pouvoir. "Il était évident qu'il n'avait pas l'étoffe d'un président", constate l'ex-dirigeant communiste Max Bourjolly, l'un des rares à avoir toujours clamé son scepticisme. "On a confondu la cause et le personnage. Or il n'y avait pas grand-chose derrière le personnage", confirme un intellectuel.
Le durcissement du régime, relaté ces dernières années par le correspondant du Monde dans la région, Jean-Michel Caroit, s'est accentué depuis l'été 2001. Haïti a renoué avec les pratiques dictatoriales, et les "chimères" n'ont rien à envier aux "tontons macoutes", les miliciens duvaliéristes d'autrefois. "C'est une dictature en gestation, le président bascule dans l'inacceptable", assure l'ancien ministre Franz Merceron. Les intellectuels ont également pris leurs distances, à l'image de l'écrivain franco-haïtien René Depestre : "Y a-t-il un dictateur qui perce sous Aristide ? J'ai soutenu l'expérience à distance, mais je me félicite maintenant de n'avoir pas été plus loin."
LES DÉÇUS D'ARISTIDE
Comment renier celui dont on attendait tant ? Chez les spécialistes français d'Haïti - universitaires, religieux, journalistes -, la question suscite au mieux la déception, au pis l'embarras. L'espérance des premiers temps, compréhensible dans le contexte de l'époque, est un souvenir douloureux. "Il a trompé le peuple, accuse l'ancien évêque Jacques Gaillot. Violence, corruption... les vieux démons ont resurgi."
De nombreux Haïtiens s'étonnent néanmoins de l' "aveuglement" des personnalités françaises autrefois favorables à "Titide". "Pour ces gens-là, encore imprégnés de l'esprit de 1968, il avait un côté Che Guevara en soutane, ils l'ont habillé de rêve !", analyse l'ancien diplomate Yvon Siméon, représentant en France de la Convergence démocratique, la coalition regroupant l'opposition. Les reproches visent surtout Le Monde diplomatique, mensuel de référence dont le directeur, Ignacio Ramonet, réfute ces accusations : "Par le passé, dans un contexte qui le justifiait, nous avons apporté un soutien explicite à Aristide. Mais, depuis deux ou trois ans, nous avons émis des critiques très nettes sur la corruption ou la drogue. Maintenant, il est exact que nous n'avons pas encore écrit le papier définitif de démolition."
La mise en cause du mensuel se concentre en fait sur Christophe Wargny, auteur d'articles sur Haïti entre avril 1994 et juin 2001. M. Wargny, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), a longtemps été très proche de "Titide". En 1992, il l'avait aidé à écrire son livre Tout homme est un homme. Par la suite, il était devenu l'un de ses conseillers en communication (1993-1996), tout en continuant à collaborer au Monde diplomatique. M. Wargny, qui ne fait pas mystère de cette proximité, se veut désormais plus distant : "Mon dernier article, consacré au trafic de drogue et publié en juin 2001, a marqué un tournant. Et il est en deçà de ce que je pense aujourd'hui. Pour moi, c'est une déception humaine. Je n'ai plus de contact avec Aristide depuis février 2001. Je ne me suis pas trompé en le soutenant lors de son premier mandat, mais le personnage qui est revenu au pouvoir en 2000 est différent de celui que l'on avait connu. Une erreur, c'est une erreur. Deux erreurs, ce sont deux erreurs. Mais trois, c'est une dérive. Même si son opposition est archi-nulle, cela n'absout pas les atteintes aux droits de l'homme."
Au contraire de M. Wargny, le PS se sent conforté dans son analyse initiale. "Nous n'avons jamais soutenu Aristide mais le socialiste Serge Gilles", rappelle Paul Cozygon, spécialiste de ce pays au PS. Le parti s'est ainsi démarqué de Mme Mitterrand, aristidienne convaincue. "Danielle Mitterrand fonctionne au coup de coeur. A titre personnel, elle a choisi Aristide et n'a pas voulu tenir compte de nos mises en garde", explique M. Cozygon. Toujours selon lui, la plupart des partisans français de M. Aristide auraient ainsi tardé à s'apercevoir, puis à reconnaître leur erreur de jugement. A l'entendre, les "premiers signaux" datent en effet de 1989, avant la première élection. "C'était déjà un personnage éminemment trouble, sans aucune culture politique démocratique. Mais les cathos de gauche y ont longtemps cru. Le mythe a persisté et persiste encore. Le mea culpa est plus difficile pour les Français que pour les Haïtiens... Combien d'entre eux sont-ils allés voir là-bas comment ça se passait dans la réalité ?"
Mme Mitterrand, présidente de la fondation France Libertés, s'est rendue trois fois en Haïti (1989, 1991, 1995). Interrogée par Le Monde, elle ne cache pas avoir entretenu des "liens amicaux" avec M. Aristide. "Dès qu'il venait à Paris, il me rendait visite. Durant sa période d'exil, je l'avais aussi vu à Washington, où j'avais d'ailleurs remarqué qu'il commençait à changer, comme si on lui faisait miroiter autre chose. Il est exact que je n'étais pas d'accord avec le PS, mais je suis une citoyenne libre ! Aujourd'hui, les nouvelles en provenance de ce pays sont de plus en plus mauvaises. Je ne veux pas harceler M. Aristide. Je dis simplement qu'il n'est plus l'homme que j'ai connu autrefois, lorsqu'il était auprès du peuple."
En 2004, ce "peuple" fêtera le bicentenaire de l'indépendance et de l'avènement de la première république noire du monde. L'approche de cette célébration sonne comme un triste rappel à l'heure où le pays touche le fond. En attendant, bien des Haïtiens recommandent aux déçus de "Titide" de méditer ce proverbe local : "Quand tu manges avec le diable, il faut tenir la cuiller longue."
BROUSSARD PHILIPPE

https://www.lemonde.fr/international/article/2003/12/26/les-decus-d-aristide_347162_3210.html

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